Emmanuel Meirieu, on le sait, n’a pas son pareil pour porter à la scène des romans en créant des atmosphères très évocatrices. Après De beaux Lendemains et Mon traître, il présente dans ce même Théâtre des Bouffes du Nord un diptyque de spectacles qui s’enchaînent de façon indépendante au cours d’une même soirée : Les Naufragés et La Fin de l’homme rouge. Dans les deux cas, c’est une réussite avec de beaux moments de théâtre et d’émotion.
Les Naufragés, d’après le roman éponyme de Patrick Declerck, anthropologue, psychanalyste, et philosophe (éditions Terre Humaine). Sur la scène ensablée des Bouffes du Nord, traversée par la proue d’un navire échoué, sur un lambeau de grève léché par les vagues, François Cottrelle campe un SDF sale, désarmé, qui pendant près d’une heure raconte l’expérience de Patrick Declerck immergé dans le milieu des clochards de Paris. Etudiant, il se fait embarquer incognito avec les SDF jusqu’au Centre d’hébergement d’urgence de Nanterre. Sans angélisme aucun, il avoue les avoir haïs pour leur saleté, leur puanteur, leur rapacité, leur ivrognerie, leur absence totale de solidarité...
Dans son récit émerge pourtant la figure débonnaire et souriante de Raymond (Stéphane Balmino), un ancien agriculteur qui a décroché et qui a été embauché dans le Centre de Nanterre au réfectoire. Parfaitement heureux dans cette structure, il évoque pour Declerck le personnage de Puck de la pièce de Shakespeare, Le songe d'une nuit d'été. Las, il est victime du zèle d’une assistance sociale qui a décidé, en vertu d’un idéal de réinsertion bureaucratique, de le sortir du Centre pour le replonger dans la vie active. Ce dont Raymond ne s’est pas remis, se laissant dériver vers un mort lente devant le Centre. Suicide qui inspire à Patrick Declerck/François Cottrelle des bouffées de colère et des considérations métaphysiques sur le sens de la vie moderne, dignes de Shakespeare.
La fin de l’homme rouge, inspiré de ce que la journaliste et romancière russe Svetlana Alexievitch, Prix Nobel de Littérature 2015, nomme un «roman de voix » . Celle-ci a parcouru l’ex-l’URSS enregistrant les témoignages des laissés pour compte de la grande histoire soviétique. Ils ont vécu la fin d’une utopie, celle du socialisme, et ne s’en remettent pas. Voix des humbles militants, des victimes du goulag, des bourreaux, des endoctrinés incapables d’affronter la brutalité de l’économie de marché dans laquelle ils sont soudain plongés.
Sur la scène dévastée des Bouffes du Nord, qui se prête à merveille à ce genre d’évocations, une demi-douzaine de comédiens viennent tour à tour raconter ces destinées incroyables et pourtant banales. On retient celle d’Anna (formidable Evelyne Didi) qui a été, à quatre mois, déportée avec sa mère dans un camp d’Asie Centrale pendant les grandes purges staliniennes de la fin des années trente. Arrachée ensuite à sa mère à trois ans, placée dans un orphelinat aux règles féroces, elle subit un tel bourrage de crâne, que lorsque sa génitrice la récupère, dix ans plus tard, à sa sortie du camp, les deux femmes ne se reconnaissent plus, ne partagent plus rien, ne peuvent plus vivre ensemble.
Ou encore le cas du militant communiste de la première heure joué par l’excellent André Wilms. Malgré les souffrances infligées à sa famille pendant les mêmes purges, il reste toute sa vie indéfectiblement lié à son Parti à qui, dit-il, il doit tout. Au point de lui léguer par testament son maigre bien au détriment de son fils. Sidérant !
Source : www.ruedutheatre.eu Suivez-nous sur twitter : @ruedutheatre et facebook : facebook.com/ruedutheatre