Festival IN - Théâtre - Avignon In
Jan Karski (Mon nom est une fiction)
Le ressassement de la shoah
Par Michel VOITURIER
En trois parties, comme dans le livre de Haenel, le spectacle prend le temps d’associer sa forme à son contenu. D’abord, une sorte de description externe de ce qui est montré de Jan Karski dans le film de Claude Lanzman « Shoah ». Près d’une caméra, au milieu d’un mobilier minimaliste et la photo en gros plan du visage de la statue de la Liberté, Nauzyciel raconte.
Ses mots et son ton sont de l’ordre informatif, analytique et documentaire. Ils disent le visible transmis par le cinéma, le biographique et l’historique. Dépouillé de tout effet, cette narration ouvre l’attention sur un personnage, sa sensibilité, ses objectifs, avec la manifeste volonté de ne pas l’incarner. Cette séquence se clôt par un numéro de claquettes fort réussi, rupture brutale avec les propos tenus, image d’un monde extérieur qui, même durant la guerre 40-45, a continué à se divertir, en marge de la tragédie du conflit mondial.
La seconde partie est soutenue par la très belle voix off de Marthe Keller. Elle s’écoute, tandis que se répète inlassablement sur écran géant un parcours le long des frontières du ghetto de Varsovie tracées à même un plan urbain, un peu à la façon dont on visionne un microfilm. Ce que dit la voix, alors que passent les images réalisées par Miroslaw Balka, c’est presque la même chose que ce nous savons déjà de Karski. Le point de vue est néanmoins différent.
S’y ajoutent des détails, des anecdotes, des événements précis. L’horreur de la situation des Juifs polonais se révèle, sans pathos, d’une manière que rend terrible la nudité des paroles. Les sentiments du personnage, ses doutes, ses certitudes, sa volonté de transmettre aux gouvernements alliés contre l’Allemagne afin de susciter une volonté politique de s’opposer à ‘la solution finale’ des hitlériens.
Enfin apparaît le décor hyperréaliste d’un couloir d’hôtel, de centre pour congrès, d’opéra ou de théâtre peut-être. Il a les patines et l’aspect des décorations poussiéreuses des années 40-50. Là, Karski se raconte, joué par un Laurent Poitrenaux d’une sobriété pleine d’énergie contenue, mu par une gestuelle et une démarche rendues étranges par une retenue totalement maîtrisée. Là, s’étale l’impuissance face aux mensonges d’état, aux intérêts idéologiques particuliers. Là s’exprime la détermination à continuer à témoigner, à espérer qu’il existe une conscience collective.
La lumière ne cesse de changer ; elle est le temps qui passe selon les jours, les saisons, les années. Surgit, furtive, la silhouette de Paula, la compagne du résistant polonais, incarnée par Alexandra Gilbert. Elle écoute, disparaît, revient pour donner avant le noir final une chorégraphie de corps torturé, écartelé entre martyr et quête d’un zen éphémère.

Dire, redire et espérer
Nauzyciel a choisi le ressassement, la répétition, le travail de licier qui passe et repasse son fil pour aboutir à une tapisserie qui révèle totalement ses motifs. Si on supporte cette lenteur étirée sur plus de deux heures trente, si on accepte d’entendre mots identiques et histoires similaires, on se rend compte de la complexité du portrait donné à voir et à entendre. Il est psychologique, dessinant le cheminement d’une pensée, de l’ignorance à la conscience en passant par la découverte de l’horreur absolue. Il fait sentir le poids du vécu jusque dans les insomnies et les cauchemars chroniques. Il évolue de la perception émotionnelle à la réflexion philosophique.
La pièce démontre aussi la confrontation inévitable des intérêts particuliers des nations face à des dérives morales inadmissibles mais finalement tolérées au profit d’une prétendue vision politique à long terme. Les antagonismes entre la réalité matérielle et la pensée intellectuelle et morale imposent leur incompatibilité.
Le livre et le spectacle ne ferment pas l’espérance. Mais mènent au constat que si une véritable conscience collective existait, il n’y aurait plus de Juifs persécutés, de Cambodgiens victimes des khmers rouges, de Tutsi massacrés, de mur entre Palestine et Israël, de nationalisme et de racisme érigés en système. Il y aurait une véritable entreprise de réaliser le « Plus jamais ça ! » tant de fois prononcés après tant de fois l’avènement de l’innommable.
Par ailleurs, cette mise en théâtre pose le problème spécifique de la représentation. Toutes les interrogations quant au transfert sur scène d’un personnage historique interprété par un acteur, quant au réalisme ou à la symbolisation de faits connus, quant à l’émotion communiquée ou à la distance réflexive, quant à la narration véridique ou transmutée par le passage au fictionnel.
Source : www.ruedutheatre.eu Suivez-nous sur twitter : @ruedutheatre et facebook : facebook.com/ruedutheatre