Critique - Théâtre - Lille
La réponse des hommes
Questionnement de la miséricorde
Par Michel VOITURIER

Pour gagner son paradis, pour retrouver bonne conscience, les humains se sont donné des motivations de bonnes actions à accomplir susceptibles de soulager leurs remords, de laver les traces mentales de leurs propres erreurs. Ils s’efforcent donc parfois de pratiquer le bien davantage pour retrouver une certaine paix intérieure que pour soulager ceux qui ont besoin de leur charité.
Un tableau panoramique
Tiphaine Raffier s’est emparée des propositions de l’évangéliste : accueillir les étrangers, nourrir les affamés, prier pour les vivants et les morts, donner à boire aux assoiffés, vêtir ceux qui sont nus, visiter les prisonniers, assister les malades, ensevelir les morts, sauvegarder la création. Celles-ci apparaissent dans un tableau peint par le Caravage au début du XVIIe siècle qui interviendra au cours de la représentation.
Chacune s’insère dans un enchaînement de séquences formant une sorte de fresque de problèmes éthiques dans notre société actuelle et se termine en scène d’anticipation impressionnante. Chaque dilemme que suscite la volonté d’une personne désireuse de porter assistance matérielle ou morale à ses semblables est relié à la totalité de l’œuvre par la présence récurrente d’une affiche au motif géométrique symbolique, qui proclame l’excuse magistrale de tous les êtres ayant provoqué des conséquences plus nocives que celles de la situation critique qu’ils désiraient résoudre, leitmotiv des institutions et des gens incapables d’assumer leurs actes : Nous sommes désolés.
Il y a quelque chose d’impitoyable, voire d’implacable dans ce portrait sociétal décrit par Tiphaine Raffier. La folie et ses traitements, les blessures familiales causées aux uns par les autres, les violences physiques et psychologiques récurrentes individuelles ou sociétales, les allergies ethniques ou idéologiques, l’alibi culturel paravent de barbarie, les addictions obstinées, la justice non rédemptrice, la pédophilie en déni systématique, la dégradation planétaire galopante… inscrivent un parcours interpellant.

Une forme métissée
La forme emprunte des voies composites. Les comédiens d’abord, investis de personnalités différentes avec une égale conviction. Les musiciens qui viennent en contrepoint de la parole. Ensuite la vidéo chargée de parcourir d’autres espaces et d’autres temps que le présent scénique, misant sur la valeur visuelle des plans, flirtant avec des mises en abymes. Puis, une scénographie monumentale mobile impressionnante offre des ouvertures plus ou moins surprenantes.
Le plateau ne cesse de modifier les espaces, une perception qui avive l'attention. Ce qui va de pair avec la volonté de l'auteure-metteure en scène de mêler les moyens d'expression: vidéo, chorégraphie, chant, film, éclairages, bande son, projections textuelles, peinture, musique classique et contemporaine...
Les corps sont mis en jeu de présences signifiantes. Les paroles, comme les gestes, empruntent des rythmes adaptés aux atmosphères des séquences. La présence d’un orchestre et d’un chanteur accorde aux mots des sonorités d’un passé intemporel. Les écritures du texte passent du registre de l’intimité à celui du discours rationnel, à la vulgarisation du conférencier, à l’invective des affrontements irrités, à la sécheresse juridique, au cri des hantises fantasmées, à la neutralité de l’approche scientifique, etc.
Elles contiennent cette variété, partagée avec celle des accessoires utilisés sur scène et en va-et-vient avec les coulisses, qui permet au public de se laisser embarquer dans ce marathon de plus de trois heures sans le moindre ennui ni désintérêt. Permet d'accepter de se confronter à toutes les alternatives qui le remettent en questions avant de retourner à son quotidien en gardant en vision pessimiste que l'issue de secours du décor principal se situe à un niveau impossible à atteindre.