Sylvain Creuzevault a une véritable fascination pour Dostoïevski. Après Les Démons aux Ateliers Berthier en 2018 et L’Adolescent au Festival des écoles du théâtre public en 2019, le voici qui s’attelle aux Frères Karamazov sur la scène de l’Odéon. Patronnée par le Festival d’automne, cette adaptation se fait en deux temps. D’abord, en ce moment même, Le Grand Inquisiteur, pièce relativement courte (1h45), sorte de zakouski à l’intégrale du chef d’œuvre ultime du romancier russe (1880), qu'il doit créer dans une forme plus longue (3h30), en novembre, dans cette même salle. Revendiquant l’infidélité comme une pratique nécessaire, le jeune acteur/metteur en scène s’approprie cette immense œuvre romanesque de 1300 pages pour en faire un objet théâtral bien de son temps.
Forme courte ne signifie pas forme légère ni même allégée. Le Grand Inquisiteur est l’épisode le plus fameux des Frères Karamazov où Ivan, l’intellectuel de la famille, récite l’un de ses poèmes à son frère Aliocha, le cadet qui vient d’entrer au couvent. Poème en forme de parabole biblique : Jésus redescend sur terre, à Séville au XVIème siècle, quand le Grand Inquisiteur fait régner sa terreur. Dans la prison où Jésus échoue après avoir réalisé quelques miracles surgit le vieux cardinal qui menace de le livrer au bûcher. Il l’accuse d’avoir dérangé l’ordre établi instauré par l’Église pour avoir offert aux hommes la liberté de croire en lui plutôt qu’aux pouvoirs terrestres et aux tentations matérielles. Comme lui-même a résisté au offres du démon pendant sa retraite au désert. Mais laissant aux hommes la liberté de croire, il leur a laissé aussi celle de faire le mal.
Que faire d'une matière aussi abstraite au théâtre ? Sylvain Creuzevault qui n’a pas peur des mots - ni des formules péremptoires - résume ainsi son projet : «la meilleure façon de l’adapter au théâtre, c’est le meurtre total – le chaos ». Et d’ajouter «la seule façon d’être fidèle au texte, c’est de trouver une "dostoïevskification" du théâtre. Et non pas une théâtralisation de son roman». Sur scène, ces principes se traduisent par une farce chaotique tantôt grandiloquente tantôt hilarante, convoquant des personnages historiques et/ou des penseurs, découpée en saynètes dans des décors rudimentaires de coulisses avec des acteurs plus ou moins inspirés qui jouent souvent plusieurs rôles.
L'histrion Donald Trump
Le tête-à-tête glaçant entre Jésus (savoureux Arthur Igual) et l’Inquisiteur (impressionnant Sava Lolov) donne le branle à une farandole lancée par l’histrion Donald Trump (vibrionnant Servanne Ducorps) qui aboie à ses électeurs tandis que Margaret Thatcher, brushing impeccable et sac à main vissé à l’épaule (Frédéric Noailles impayable) fournit une traduction simultanée. Suivent l'inflexible Joseph Staline (Sylvain Sounier), le sentencieux Karl Marx (Arthur Igual), sans oublier le pape (Vladislav Galard) en grand accoutrement, lequel figure en arrière-fond de tous les tableaux. A l’écart, assis à une petite table, Heiner Müller (Nicolas Bouchaud impavide) dit le dernier texte du dramaturge allemand, Fautes d’impression, où celui-ci raconte «l’événement décisif» que fut sa découverte de Dostoïevski en 1944, juste avant d’être incorporé dans l’armée allemande. Mais cette voix blanche finit par être assommante.
Si quelques tableaux sont fulgurants d’intelligence, de beauté, de drôlerie, l’ensemble manque de rythme et de souffle et l’on se perd un peu dans les méandres de ce labyrinthe surchargé. Et ce n'est pas l’hyper sonorisation des voix toujours portées à leur paroxysme qui aide à s’y retrouver.