Ce pourrait être un vaudeville. Une histoire de cocufiage et de rivalité entre deux demi-frères amoureux tous deux de la même femme, la mystérieuse Mélisande, princesse en fuite surgie de nulle part. Elle a jeté sa couronne dans un ruisseau au plus profond d’une forêt. Ce pourrait être aussi bien un mélo avec le prince Golaud, lui-même perdu (réellement et symboliquement) dans cette forêt, veuf héritier du royaume désolé d’Allemonde où règne le vieux roi Arkël dans un château, havre fragile dans le froid, l’obscurité, la famine, la souffrance des corps et des âmes.
Chef d’œuvre de Maeterlinck et manifeste du symbolisme, surtout connu par l’opéra qu’en a tiré Debussy, Pelléas et Mélisande, pièce écrite en 1893, à la belle époque du boulevard et du mélo, est un vrai drame. En la débarrassant de ses oripeaux pseudo moyenâgeux, qui peuvent mèner très vite à la grandiloquence et au ridicule, et en restituant au texte toute sa force sobre et poignante, Julie Duclos la hisse au rang de tragédie. Un diamant noir taché de sang.
Pour cette coproduction, créée au Festival d’Avignon l’été dernier, impliquant plusieurs institutions régionales importantes, la jeune metteuse en scène a disposé de moyens considérables, l’autorisant à des effets d’images et de sons parfois envahissants qui rompent le sortilège créé par les acteurs. Pour répondre au défi de la multiplicité des lieux (grotte, forêt, plage, tour du château) et des temporalités (beaucoup de scènes se situent de nuit, à la faible lumière des étoiles), elle crée un univers scénique foisonnant : des images tantôt en noir et blanc tantôt en couleurs occupent toute la scène, parfois se superposent, parfois se juxtaposent avec l’action scénique.
Culte des images
Entre plans intérieurs et extérieurs, effets de gros plan, ou de travelling, comme au cinéma, la scénographie très (trop) riche créé une sorte de kaléidoscope visuel. Des tulles pour la vidéo permettent des transparences et des opacités. Tout cet appareillage tend à actualiser le drame, à mettre en évidence sa résonance avec notre époque en sacrifiant au culte des images bien dans l’air du temps et à l’univers des séries.
Au monde mouvant des images filmées répond le décor fixe d’une maison bourgeoise sur deux étages avec ses panneaux mouvants qui s’avancent jusqu’à atteindre l’avant-scène, une plage de graviers léchée par une mer invisible. A l’intérieur, le jeu des lumières crée des atmosphères inspirées du peintre danois Hammershoi, contemporain de Maeterlinck, qui conviennent au climat d’intimité nordique où baigne la pièce.
Par contraste avec la débauche d’images, la direction d’acteurs vise au plus grand dépouillement. Alix Riemer joue une Mélisande envoûtante, refermée sur son propre mystère et sa douleur, résumée par un «Je ne suis pas heureuse ici» irrémissible. Vincent Dissez campe un Golaud déchirant de jalousie, qui tente en vain de pénétrer le mystère de la passion enchaînant sa femme à son frère Pelléas. Lequel est incarné par un Matthieu Semper incandescent. Le quatuor tragique est complété par Philippe Duclos, roi Arkël témoin impuissant et navré du drame qui se joue sous son toit.