Moins de trois heures, entracte compris. C’est un véritable tour de force que réalise Arnaud Desplechin avec le spectacle-fleuve écrit au départ par Tony Kushner en deux temps et deux parties dans les années 90. Ramené à six heures, il a d’abord été créé en France en 1994 par Brigitte Jaques-Wajeman. Il est à présent divisé par deux par le cinéaste qui après Père, de Strindberg, en 2015, collabore pour la deuxième fois avec la troupe de la vénérable maison de Molière. Le réalisateur de Rois et reines met son impressionnant savoir-faire au service de ces anges au parfum de soufre ressurgis des tréfonds de New York des années Sida et du triomphe du libéralisme façon Reagan, avec des échos du monde de l’époque, de l’effondrement de l’URSS à la tragédie de Tchernobyl.
Desplechin fait feu de tout bois dans ce que Kushner nommait une « fantaisie gay », mélange improbable de théâtre brechtien, de comédie musicale de Broadway, de série télé et de drame shakespearien. Une saga où le Sida ‒ punition divine infligée aux gays selon l’Amérique puritaine ‒ sert de détonateur autant que de révélateur. La pièce foisonnante fait se croiser des anges épiloguant sur le rêve américain, des malades accrochés à l’espoir des premiers tests AZT, des couples en voie de formation, d’autres en cours d’implosion, des individus sans scrupules et d’autres proches de la sainteté, sans parler de fantômes, tel celui d’Ethel Rosenberg. Sur fond d’homophobie, de scandales éclaboussant le parti républicain, de libéralisme ravageur et de cynisme généralisé, les clins d’œil avec l’Amérique (et le monde) d’aujourd’hui sont patents.
Condensant surtout les dialogues et les monologues, Desplechin a réalisé un montage cinématographique très fluide, le spectacle égrène pas moins de quarante-quatre scènes et autant de décors. Dans une mise en abyme permanente, le scénographe Rudy Sabounghi représente la scène d’un théâtre telle que la voit le cinéma américain (dans Opening Night, de Cassavetes, par exemple) avec ses planches, ses rideaux ouvrant sur des cadrages différents et les jeux de perspective qui en découlent. Par nature très cinématographiques, les scènes partagées en deux actions simultanées voulues par Kushner selon le principe de split-screen. Du cinéma procèdent également les magnifiques images filmées qui servent de toiles de fond à certaines séquences et dans lesquelles s’insèrent naturellement les comédiens : vues à couper le souffle de Manhattan ou de Central Park qu’on croirait filmées par Woody Allen.
Mais les ressources propres à la scène ne sont pas négligées avec des vols d’anges dans les cintres dignes des machineries du théâtre baroque et quelques ébauches de décors apparaissant et disparaissant à volonté sur châssis à roulettes qui suffisent à évoquer tel ou tel environnement. Les acteurs sont mis à contribution qui portent à leur entrée et emportent à leur sortie tel ou tel élément de décor, tabouret, lit ou guéridon. Le seul hic de cette fluidité et de ce naturel, c’est que les acteurs, surtout les plus jeunes, circulent sur tout le plateau jusque dans ses profondeurs et, insuffisamment sonorisés, ne sont pas toujours très audibles par le public.
Pivot et repoussoir
Très audible, lui, et même assourdissant dans son arrogance, le personnage pivot de la pièce est aussi son repoussoir, formidablement campé par Michel Vuillermoz. C’est Roy Cohn, homme de pouvoir, avocat juif et homosexuel, raciste, antisémite et homophobe. Corrompu notoire et républicain convaincu, le personnage aurait été inspiré à Kushner par un des premiers avocats et mentors de Donald Trump, qui a entre autres beaucoup fait pour la condamnation et l’exécution d’Ethel Rosenberg. Rattrapé par le Sida, l’avocat refuse jusqu’au bout de l’admettre. Il a pris sous son aile nauséabonde un jeune prometteur dont il veut faire son héritier, Joe Pitt (irrésistible Christophe Montenez), fils de mormons et mormon lui-même, dont la sexualité trouble contribue à déstabiliser encore plus la fragile épouse, la malheureuse Harper (touchante Jennifer Decker), ivre de liberté et shootée aux médicaments.
Mais le refoulement de l’homosexualité n’a qu’un temps et Joe Pitt tombe follement amoureux de Louis, un hédoniste qui aime l’amour (Jérémy Lopez, très physique). Celui-ci vit en couple avec Prior, un garçon qui se meurt du sida (Clément Hervieu-Léger, poignant), sorte de prophète qui plaide la cause des hommes privés du secours de Dieu. Dans leur sillage, il y a aussi l’infirmier flamboyant Belize, fier d’être black et ancien drag-queen, qui porte la lourde charge de veiller sur l’odieux Roy. A Florence Viala revient, avec toute son autorité naturelle, le rôle de l’Ange dominateur de l’Amérique, qui n 'a que le mot "Je" à la bouche, tous les autres acteurs incarnant épisodiquement d’autres anges (Australia, Europa...).
Mais la palme revient à Dominique Blanc qui endosse pas moins de sept masques/costumes dont celui du dernier communiste, de l’intraitable mère de Joe, Hannah Pitt, du fantôme d’Ethel Rosenberg et de l'Ange Asiatica. Un régal !