«Le futur c’est maintenant», lance Christiane Jatahy sur la scène du 104 à Paris, en préambule de son spectacle-film, et d’ajouter «il a déjà commencé !». Une manière d’inciter les spectateurs à ne pas rester calés dans leur fauteuil mais à prendre part à la saga des exilés de la terre, aussi dramatique que festive, qui va s’ouvrir sur l'écran, sur scène et dans la salle. La metteuse en scène, cinéaste et scénographe, dont chaque création fait courir les foules à Avignon et ailleurs en tournée, reviendra sur la scène à la fin du spectacle pour ancrer son propos dans son propre pays : le Brésil, et particulièrement l’Amazonie, dont les populations autochtones sont menacées par un président d’extrême-droite.
Après Ithaque l’an dernier, voici donc Le présent qui déborde, deuxième versant de Notre Odyssée où Christiane Jatahy fait d’Ulysse, de son périple pour retrouver sa patrie au bout de dix ans de tribulations, une histoire toujours vivante. Cette fois, elle pousse encore un peu plus loin sa démarche qui consiste à abolir les frontières entre théâtre et cinéma, entre fiction et document, entre passé et présent, improvisation et représentation, acteurs et spectateurs, entre la parole du poète et le chœur des voix anonymes, entre les réfugiés et nous.
Un nouveau personnage y fait son apparition : le fils d’Ulysse et de Pénélope, Télémaque, lui-même lancé dans un périlleux voyage à la recherche de son père. Une quête des racines que vivent tant de réfugiés et de migrants aujourd’hui. En témoignent les films que Christiane Jatahy a tournés dans les coins du monde où des anonymes sont jetés sur les routes de l’exil ou en butte à la rapacité de prédateurs, dans les camps de réfugiés du Liban, en Grèce, à Johannesburg ou dans la forêt amazonienne du Brésil.
Véritable chamane
Ce versant documentaire de l’enquête se complète d’un versant fictionnel. La metteuse en scène a invité des comédiens, issus des mêmes communautés que les personnages filmés, à jeter des ponts entre leurs récits et le poème homérique. Chacun est armé des vers d’Homère, pour qu’ils disent l’insoutenable réalité à travers les mots du poète. C’est donc un fiction enracinée dans le réel mais pas forcément triste avec même des passages cocasses. Ceux notamment qui mettent Ulysse aux prises avec le cyclope, son ballottement entre Charybde et Scylla, ou sa descente aux enfers. Aux récits d’Homère, ces acteurs et actrices mêlent leur propre histoire, et font du long voyage du héros mythique sur les flots, de l’attente de son épouse Pénélope, de la quête de leur fils, la métaphore de leur existence tragiquement chahutée.
Ce présent qui déborde se répand bien au-delà des limites de l’écran et de la scène, jusque dans les rangs des spectateurs, où des acteurs musiciens (guitariste, violoniste, joueur d’oud) danseurs, chanteurs, véritables ambianceurs, les invitent à entrer dans la danse ou le chant. Dans de très beaux moments de communion, la salle se lève pour reprendre leurs mélodies, partager un éclair de joie dans un océan de douleur et de résignation, ou encore imiter d’un claquement de doigts sur l’avant-bras le crépitement de la pluie sur une rivière d’Amazonie, signe de l’éternel surgissement de la vie.
Aux vagues de désespoir qui menacent les peuples opprimés, Jatahy, en véritable chamane, oppose l’empathie, la vitalité et l’énergie de la fable.