Critique - Théâtre - Avignon Off
On est sauvage comme on peut
Sous le vernis des conventions sociales
Par Michel VOITURIER
Un couple invite un autre couple. Les maris se connaissent par le boulot. C’est la première fois qu’ils mangent ensemble. Cette soirée s’annonce sous les auspices de la cordialité, de la bonne humeur et du partage gastronomique. Mais…
La présence d’invités voyeurs (les spectateurs installés dans la salle) avec qui les comédiens ont quelques échanges, met d’emblée la fiction scénique dans la réalité du public. Sans cependant, ambigüité fondamentale, inviter la salle à participer vraiment aux agapes. C’est le premier élément insolite.
Le deuxième, c’est ce membre muet de la troupe qui, lors du prologue, dirige un aparté musical à cappella d’un chant aux accents vaguement liturgiques ; qui s’installera à table ; qui ira jouer du clavecin et de l'accordéon. Il est là, un peu tel le ‘schmürz’ des « Bâtisseurs d’empire » de Boris Vian, être silencieux omniprésent durant toute la pièce. Sauf que, en cette occurrence, il ne s’agit pas d’un souffre douleur chargé d’être un exutoire ; il serait plutôt celui qui, mine de rien, imperturbablement, manipule les autres et les mène où il veut, vers un délire collectif hallucinant.
Les dialogues laissent percevoir une difficulté grandissante de communication. Peu à peu, les phrases prononcées se chargent de non-dits interprétés de plus en plus systématiquement comme des possibilités de conflit. Entre conjoints d’abord ; entre invitants et invités ensuite. Si la courtoisie prévaut au début, il est évident qu’elle n’est que de façade et que des violences latentes sont prêtes à dégénérer en conflits plus physiques.
La dérive, une fois amorcée ne sera plus désamorcée. Elle mène de manière inexorable vers un moment où ce qui a trait à la nourriture, aux relations corsetées par la bienséance dérape à la façon de certaines séquences cultes du film « La grande bouffe » de Marco Ferreri (1973) et tout à fait selon la même montée dramatique que dans un spectacle présenté voici quelques années par une jeune troupe parisienne à la Rose des Vents de Villeneuve d’Ascq lors s’un festival de l’eurométropole Lille-Courtai-Tournai.
Du réalisme quotidien, on glisse vers des références au ‘théâtre de la cruauté’ d’Antonin Artaud, vers le hard et même le gore. On s’aventure du côté des contrées obscures de la psychanalyse et d’une symbolique navigant entre éros et thanatos, entre passion et dévoration amoureuse.
Le choc est grand. La différence est abyssale entre les mots de théories intellectuelles et la présence charnelle des êtres, matérielle des objets et nourritures de l’existence ordinaire, entre raisonnement rationnel et névrose en actions. Pari réussi sans nul doute pour cette troupe qui ne craint pas de s’engager pleinement dans ce qu’elle propose.