Le plateau de la Comédie française recouvert d’une coulée de boue, l’image est saisissante ! D’autant plus qu’il ne s’agit pas d’une boue lisse, présentable, factice, mais d’une boue sale, une boue qui tache, une vraie boue qui colle à la peau et aux vêtements des acteurs pendant toute la représentation. Une boue qui matérialise la coulée de violence et de haine qui submerge le spectacle.
Des deux tragédies d’Euripide, Électre (413 av. J.-C.) et Oreste (408 av. J.C.), Ivo van Hove fait une pièce d’un seul tenant qui, deux heures durant sans entracte, déverse cris de vengeance et appels au meurtre. Un précipité d’effroyables pulsions meurtrières. Venue du fond des âges, cette spirale infernale de la violence dans laquelle s’engouffrent des jeunes gens frustrés déborde le cadre fermé de la mythologie, entrant de façon troublante en résonnance avec notre époque.
Entraînée par le metteur en scène charismatique, la troupe, qui a créé avec lui Les Damnés, événement d’Avignon 2016 (repris en ce moment même en alternance à la Salle Richelieu), fait preuve d’un professionnalisme sidérant. Sans recours aux technologies modernes, pas même à la vidéo contrairement à son habitude. Juste de la musique, des percussions, avec un quatuor de musiciens partagés de chaque côté de la scène qui, comme dans le théâtre Nô, accompagnent de manière toujours bienvenue les temps forts du spectacle. Professionnelle également, la chorégraphie de Wim Vandekeybus - une vraie chorégraphie pas une vaine gesticulation - dans laquelle s’engagent les acteurs principaux et ceux qui forment le chœur. Car il y a un chœur comme il se doit dans une tragédie antique, un vrai chœur, pas un mur de figurants psalmodiant des formules obscures, mais des acteurs qui ont chacun leur part individuelle au drame.
La boue, donc, submerge la scène de laquelle émerge une sorte de casemate trouée d’une porte béante par quoi se font les entrées et sorties. Un trou noir qui mène aussi bien dans la masure où vit Électre que dans le Palais d’Argos dont elle a été bannie avec son frère Oreste. A moins que ce ne soit la porte des enfers, bouche béante qui menace d’engloutir ces descendants de la lignée maudite des Atrides. Dans son exil, Électre, panthère toutes griffes dehors, incarnée par la féline Suliane Brahim, n’a d’autre raison de vivre que venger son père adoré, Agamemnon, assassiné à son retour glorieux de la guerre de Troie par sa femme, Clytemnestre, qui a porté au pouvoir son amant Égisthe. Mariée de force avec un brave laboureur qui respecte sa douleur au point de ne pas la toucher, Électre porte des vêtements couleur de boue, comme tous les autres pauvres, les exclus, qui peuplent la scène.
Matricide tabou
Survient un jeune homme strictement vêtu de bleu tout comme les riches, les puissants auxquels s’affronte Électre dans la deuxième partie du spectacle. Ce jeune homme s’avère être son frère, Oreste (formidable Christophe Montenez), exilé dans le palais d’un roi et missionné par Apollon pour faire justice et recouvrer ses droits au trône. Avec leur cousin Pylade (Loïc Corbery) qui s’associe avec enthousiasme au projet meurtrier, Oreste partage la même humiliation, la brûlure vive de l’injustice qui leur a été faite. Aiguillonné par Électre, il va prestement éliminer Égisthe, sur le cadavre duquel Électre va se jeter, l’émasculant de sa bouche !
Pour Clytemnestre ce sera plus difficile. Car, la reine (Elsa Lepoivre, royale) a des arguments pour justifier le meurtre de son mari Agamemnon. Mais, passant outre les risques encourus - dont la morsure éternelle et furieuse du remords - Oreste se laissera entraîner dans la rage destructrice, accomplissant le matricide tabou. Nul, ni son oncle, le veule Ménélas (Denis Podalydès parfait dans le rôle), ni son grand-père Tyndare (Didier Sandre, toujours impressionnant) ne pourra lui venir en aide.
Le déchaînement de cruauté qui s’ensuit va-t-il s’apaiser avec l’apparition au finale d’Apollon, véritable deus ex machina, surgi de nulle part (étonnant Gaël Kamilindi) pour calmer le jeu ? Rien n’est moins sûr tant l’arc de la violence semble tendu à jamais.