Les mythologies contiennent bien des horreurs poussées à l'extrême. Elles font frémir. Elles paraissent aller au-delà de toute morale. Pourtant, les conflits armés, les massacres, les génocides, les terrorismes que nous avons connus depuis le début du XXe siècle n'ont pas montré autre chose que la démesure cruelle de l'homme lorsqu'il se laisse guider par ses pulsions les plus enfouies au-dedans de lui.
En ce qui concerne "Thyeste", la traduction de Florence Dupont et la mise en scène de Thomas Jolly nous mettent face à la noirceur de notre nature. La vengeance d'Atrée sur son frère Thyeste qui a séduit sa femme et a voulu s'emparer de son royaume est abyssale. Sous prétexte de réconciliation, il offre à son jumeau la moitié de sa couronne et un festin dont la nourriture sera ses propres enfants et la boisson leur sang.
Il est évident qu'un réalisme au premier degré ne pouvait que sombrer dans le grotesque. Thomas Jolly et son équipe ont choisi de miser sur un théâtre de signes qui renvoie le spectateur à l'imaginaire. La scénogaphie du metteur en scène et de Christèle Lefebvre plonge le spectateur dans un univers de démesure au moyen d'éléments anatomiques évoquant de monumentales statues de pierre éboulées.
Elles serviront d'entrée et de sortie vers l'enfer. Un crâne côté jardin, une main côté cour, vestiges de géants vaincus par les dieux. Mais aussi chantier archéologique pour exploration de légendes antiques; planète dévastée en attente d'êtres venus d'ailleurs. Un monde entre l'ancien et le futur.
Les sens sollicités par les signes
Plutôt que de jouer avec l'horreur comme selon la tradition des films d'épouvante, Jolly a préféré miser sur les mots, leur musicalité, leur pouvoir incantatoire. Il a donc évité un jeu qui s'approcherait trop du parler quotidien et d'une conception psychologisante des rôles. Le discours se transforme en mélodie grinçante, soutenue ou encadrée par les compositions orchestrales de Clément Mirguet, qui imposent des ambiances pesantes, nocturnes et n'hésitent pas à s'aventurer jusqu'au slam.
Les comédiens donnent à leur corps des attitudes et une gestuelle décalée. Ils prennent des mouvements de marionnettes comme on en voit en Asie. L'artifice détrône le naturel pour devenir signe culturel, une prise de distance avec ce que le réel aurait ici d'insupportable. Les costumes, quant à eux, baroques et resplendissants, ont des parentés multiples. Celles issues des imageries traditionnelles autant que des b.d. contemporaines ou des productions d'heroïc fantasy.
La lumière, au milieu de la suite de monologues que constitue le texte de Sénèque, devient un personnage à part entière. Elle s'incarne à travers une multitude d'effets, parfois un peu faciles, toujours en relation avec la démesure d'une histoire apparentée aux thrillers les plus 'gore'. Elle détermine des lieux; elle se focalise sur un personnage; elle va même, possiblité technologique avancée, jusqu'à accompagner une des protagonistes en une sorte de corps de ballet ou de cage lumineuse.
L'ensemble concourt, jusqu'à profusion, à être spectacle. Ainsi relie-t-il cette version moderne du tragique aux racines des civilisations que sont les récits primitifs tentant d'expliquer aux peuples originels le poids des destinées soumises aux puissances occultes des forces pulsionnelles qui régissent la conduite des humains.