Que s’est-il passé cette nuit-là dans un hôtel de Leeds entre deux voyageurs venus de Londres ? Stella, belle femme d’une trentaine d’année, a-t-elle eu une relation sexuelle avec le jeune Bill, bellâtre aux allures ambiguës ? Non seulement on ne le saura pas, mais plus la pièce avance, plus le mystère s’épaissit. Près de soixante ans après sa création, en 1962, la pièce d’Harold Pinter n’a rien perdu de son pouvoir déstabilisant. Au contraire, la mise en scène de Ludovic Lagarde, sur une nouvelle adaptation et traduction d’Olivier Cadiot, s’emploie à brouiller toute trace de vérité, toute caractérisation susceptible d’apporter des indices, d’ouvrir des pistes irréfutables. Un paradoxe à une époque où, via internet, tout le monde est supposé tout savoir sur tout !
Rien à quoi se raccrocher dans la scénographie on ne peut plus lisse où tout est fait pour aplanir les différences sociales entre les deux couples en lice. On entrevoit juste qu’ils travaillent tous les quatre dans le secteur de la mode. Stella et James tiennent une boutique de prêt-à-porter dans le quartier de Chelsea. De leur côté, Harry et Bill, dans celui plus huppé de Belgravia, gravitent autour de la haute-couture. Mais rien (ou très peu) ne distingue leurs salons qui sont juxtaposés sur la scène et où se jouent alternativement les séquences d’une intrigue qui tient du film noir.
C’est aux acteurs qu’il appartient de révéler ce que l’on peut savoir sur leur personnage et sur les enjeux de la pièce. Et ces acteurs s’y entendent très bien. Notamment les trois félins masculins qui s’affrontent sur scène dans des rôles on ne peut plus dissemblables. Premier à entrer en lice, Mathieu Amalric, qui joue un Harry fêtard, rentrant chez lui à l’aube avec un masque d’animal, le smoking couvert de paillettes. Au petit matin, c’est Bill en la personne de Micha Lescot qui descend l’escalier desservant leur duplex, d’un pas nonchalant. Quelles sont les relations entre les deux hommes, l’un plus âgé manifestement très riche, l’autre a tout du parasite ? On ne le saura pas exactement, mais au vu de ce couple probablement gay, le rapport sexuel entre Bill et Stella apparaît peu probable.
L’incertitude grandit lorsque apparaît le troisième des félins, d’abord sous la forme de coups de fil intrigants interceptés par Harry, puis en chair et en os. C’est Laurent Poitreneaux, alias James, qui fait irruption dans l’appartement d’Harry et Bill. Il vient demander des comptes sur ce qui s’est passé réellement entre Bill et sa femme cette nuit de Leeds. Ce qu’il en sait tient à très peu de choses que Stella lui a dites. Mais à partir de ces bribes d’aveu, il exige avec un plaisir masochiste d’en savoir plus. Quitte à prêcher le faux pour savoir le vrai. C’est sans compter sur la perversité de Bill qui, à coups d’acquiescements suivis de dénégations, s’amuse à le perdre encore plus.
Poupée de luxe
Ce n’est pas l’objet du conflit, à savoir Stella, incarnée par Valérie Dashwood, poupée de luxe enroulée dans un immense manteau de fourrure, qui va lever les ambiguïtés. Aussi quand Harry débarque à son tour chez elle pour avoir des éclaircissements, le mystère ne fait que s’épaissir encore plus. Et les hypothèses de se multiplier. Et si Stella avait tout inventé ? Et si Bill était bisexuel ? Et si James se complaisait dans son propre fantasme de persécution ? Et si Harry cherchait un prétexte pour se débarrasser de Bill ? Et si dans tout cela, il y avait un peu de vrai ? Et si, et si …..
Certes, la pièce sent ses années soixante. Mais avec des mots et des gestes plus crus qu’à l’époque de la création, le spectacle s’inscrit bien dans le monde d’aujourd’hui. Un monde où le complotisme répandu sur les réseaux sociaux exacerbe la paranoïa ambiante. S’il y une vérité qui s’entrevoit au final, c’est que plus rien dans les relations entre les protagonistes ne sera comme avant.