Certaines pièces débutent parfois laborieusement pour mieux se rattraper après. D’autres au contraire, démarrent sur les chapeaux de roue pour très vite s’essouffler. Et d’autres encore, ne décolle jamais. L’adaptation actuellement présentée au théâtre d’Arras – un bel espace à l’italienne conservé dans son jus – fait malheureusement partie de cette troisième catégorie. Sans compter qu’elle dure sur 2h10. Un temps infiniment long qui éprouve nos nerfs, nos limites et nos yeux, malgré une scénographie sobre et ingénieuse, et un bel éclairage.
Pourquoi nos nerfs ?
L’histoire de ce Duc qui piège son cousin Angelo par un vicieux stratagème n’opère pas la magie espérée. Ce n’est pas faute au verbe, qui respecte en partie les circonvolutions fleuries et métaphoriques propres à Shakespeare, mais à l’agencement. La pièce démarre dans un in medias res assez confus qui présente des comédiens (que des hommes, pouvoir oblige) positionnés en hauteur de la scène. Chacun déclame son texte sans véritable âme à travers une sonorisation dont on se serait bien passé. Au bout de dix minutes, on comprend que le jeune Angelo, figure d’intégrité, est invité à prendre la place du Duc en sa prétendue absence pour remettre de l’ordre dans une Vienne gagnée par la lubricité.
Le reste de l’histoire – l’accusation à mort du jeune Claudio pour fornication, la tentative de sauvetage par sa sœur pieuse, l’hypocrisie d’Angelo, le « prêtre » (en fait, le Duc) qui prend un malin plaisir à tirer les ficelles de l’histoire, la fausse décapitation, puis le dénouement final – se déroule à un rythme laborieux. Entrées et sorties frénétiques, monologues rarement éloquents, personnages sur scène qui donnent l’impression de ne pas savoir où se mettre, expressions corporelles qui manquent d’engagement réel, anachronismes qui interrogent, accessoires qui laissent dubitatifs (notamment les deux moustaches factices du Duc/prêtre et du policier, tous deux semblant gênées par cette présence).

Pourquoi nos limites ?
Adapter une pièce méconnue de Shakespeare était pourtant une belle idée, notamment pour tous ces jeunes lycéens venus nombreux à la représentation. Par sa vision, sa mesure et son extravagance, le dramaturge britannique participe indéniablement à éduquer les mœurs. Surtout lorsqu’il s’agit, en l’occurrence dans « Mesure pour Mesure », de parler de justice, de vérité et de rédemption. Mais l’adaptation, au lieu de valoriser le machiavélisme du propos, mise sur l’obscénité et le cliché. En l’espace de 2h10, on voit une poupée gonflable au sexe proéminent ; un homme nu menotté ; un personnage possédé par des gestes frénétiquement licencieux ; le sexe masculin d’un autre, fier d’exhiber aux yeux du public son si cher symbole de « virilité » après avoir pissé sur un mur ; et les fesses d’un autre, en pleine action de pénétration virginale.
D’un, ces « indices sexuels » - pour reprendre la formule du metteur en scène Arnaud Anckaert qui dénonce pourtant cette société « patriarcale et puritaine, qui fait appel à l’ordre moral et à la religion pour justifier ses règles » - n’apparaissent pas justifiés, outre peut-être représenter les hommes comme de sombres sauvages lubriques. Deux, ces mêmes choix pilonnent (excusez l’expression) la dimension profondément misogyne d’une pièce où les femmes sont réduites à des « putes » (le nom revient un nombre de fois incalculable), des pieuses ou des veuves. Pourquoi choisir d’insister si lourdement sur cette crasse représentation de l’humanité ? Pourquoi ne pas avoir tenté de la sublimer pour lui donner une expression nouvelle, plus surprenante ? La réponse nous échappe.
Pourquoi nos yeux ?
Pour la morve que l’un des personnages – le plus lubrique - nous impose sur scène. Une morve abondante qui tombe de son nez à moult reprises, faisant valser des filets sur sa barbe. Les spectateurs semblaient tout aussi horrifiés et/ou écœurés que nous. Etait-il malade ? Soit. Un mouchoir, peut-être ? Ou bien, cela faisait-il partie du jeu ?
Quoi qu’il en soit, cette adaptation qui se veut une « comédie noire » pleine de nobles intentions et d’importantes dénonciations, peine à captiver. Donc, à convaincre.