La scène, sol et lointain, est blanche. Écran géant qui montrera des images fixes ou mobiles en guise de toile de fond. Ce lieu accueille dix jeunes femmes qui témoignent. C’est ainsi que cela commence : une personne et un micro. Puis une autre. On se dit que les monologues vont se succéder en une sorte de document théâtre qui aurait aussi bien été radiophonique.
Par bonheur, Ahmed Madani est un vrai metteur en scène. Très vite, il bouscule ce qui n’allait pas tarder à être un défilé potentiellement ennuyeux et monotone. Il est vrai que les jeunes femmes – naguère étrangères au théâtre – ont une telle personnalité que ce qu’elles lui ont confié lors d’ateliers préparatoires est une formidable leçon de vie qu’elles auraient été incapables de transmettre si leur parole n’était pas libérée de contraintes stéréotypées, sociétales ou culturelles.
Alors, dans leurs vêtements facétieusement colorés, elles laissent les mots jubiler ou émouvoir, elles dansent, elles gesticulent, elles chantent. Elles dégagent une énergie explosive, un entrain venu de l’intérieur, une certitude qui balaie les ostracismes, les tabous, les fausses pudeurs. La langue, le français, retrouve la parole avec clarté, réalisme, précision, gourmandise. Ce n’est pas vraiment un jeu d’actrices ; c’est l’expression d’un vécu revécu devant un public. C’est une sincérité devenue spectacle drôle, attachant, touchant, festif.
De la lumière intérieure comme éclairage public
Pourtant rien n’est éludé des obstacles traversés. Le quasi ghetto de certains quartiers, les racismes au quotidien, les différences culturelles clivantes, les interdits coutumiers. Il est question aussi du viol et de l’excision. Des moments qu’il faut affronter, des combats qu’il faut mener, de la volonté qui aide à dépasser, tous sont racontés loin de la moindre dramatisation factice. Ils expriment une vérité à admettre sans verser du côté de la haine, de la rancœur, de l’obsession d’une quelconque revanche. Ils sont le pendant négatif – hélas apparemment inévitable – aux éléments positifs qui ont balisé le vécu.
C’est un professeur de lettres qui initie à la culture et ouvre à d’autres visions du monde que celles restreintes de la famille. Une famille qui, parfois, possède la lucicité d'encourager sa descendance à s'incrire dans l'avenir plutôt que dans la nostalgie du passé. C’est l’influence de la télé pour imiter ou au contraire contester. C’est l’audace de relativiser des valeurs qui ne correspondent pas à la réalité démocratique occidentale.
C’est l’apprentissage de l’affirmation de soi et celui, utilitaire, de se donner les moyens de se défendre contre la violences liées au rejet, au mépris, aux communautarismes. C’est l’acquisition d’une langue permettant de communiquer clairement. C’est l’acceptation de son corps, de ses différences pour s’affirmer en tant que personne humaine unique, égale aux autres en tant qu’individualité.
Comment ne pas sortir de ce spectacle formellement inventif, espiègle et lumineux, avec un plaisir partagé, une certitude que rien n’est inéluctable. Que la bienveillance qui est au fond de chaque être est capable de démanteler les incompréhensions, les malentendus, les atavismes fallacieusement entretenus par des propagandes ou idéologies sclérosées. Que vivre ensemble appartient à l’humanité dans tous les sens de ce mot. On repart empli d’un optimisme non de théorie mais de proximité.