D’un gris bleuté rappelant certaines pierres de monuments plus ou moins historiques, une bâtisse est implantée on ne sait où, on ne sait quand. C’est manifestement un lieu d’habitation : côté jardin, des lits pour le sommeil ; côté cour, du mobilier pour manger ou travailler ; au centre, un escalier qui ne mène à rien, surgi là venu comme d’un territoire lointain ou onirique. Des portes fermées sur un espace invisible, permettent d’entrer et sortir.
Dans cet endroit improbable jaillissent des personnages, sans nom ni âge, presque sans sexe, quasi sans paroles. Ils investissent l’espace. Parfois seuls. Parfois plusieurs. Ils ne font que passer. Ou ils s’installent un moment pour s’asseoir, se coucher, mais jamais très longtemps. Ils montent ou descendent l’escalier monumental. Nul (pas même eux sans doute) ne connaît le pourquoi de leurs actes. Quant au comment, il est, pour le moins singulier.
Une fois venus, ils s’éclipsent. Soit tombent dans un vide invisible ; soit sont avalés par le sol sur lequel ils se baladent ; soit gommés derrière une porte refermée. Mais puisqu’ils se ressemblent tous, ils ressuscitent sans doute car on les voit réapparaître. À quelques moments, ils adoptent des comportements synchrones, copies conformes de compagnon de l’instant. Ils effectuent un permanent un absurde travail de présence-absence.
Les objets ne leur sont guère d’un grand secours. Les cadres ont leur indépendance newtonienne et l'armoire est fantasque. Les chaises et la table métalliques (ou minérales ?) se révèlent molles comme les fameuses montres peintes par Salvador Dali. Impossible donc de les utiliser pour un usage normal. Le lit (et quelquefois le parquet) se comporte en trampoline. Illusoire donc de s’y reposer, d’y faire halte. Le lampadaire a des velléités de trapèze plutôt que d’éclairage.
Nous sommes au beau milieu de la fiction. Il arrive même qu’un plancher, révèle que sous lui, l’espace est aquatique et de nous montrer alors comment la créature qui vient d’être absorbée flotte, ballotte, sirène éphémère dans un monde sorcier. À moins que ce sol nous démontre qu’il est terrain fertile pour cauchemar au moment où s’épanouit un champ de mains nullement prêtes à se laisser récolter.
Le mythe de Sisyphe n'est pas loin, condamné qu'il était par les dieux à pousser un rocher au sommet d'une montagne et à le remonter chaque fois qu'il retombait. En son temps, Albert Camus avait écrit, après Kuki Shuzo : "Il faut imaginer Sisyphe heureux". Est-il encore possible de le prétendre aujourd'hui ?
Une répétitivité mythique
Le temps semble aboli. L’individualité fondue dans la collectivité. L’utilité dépourvue de tout objectif. Rien ne dure mais tout ne cesse de recommencer, à l’infini, jusqu’au vertige, jusqu'à agir à nouveau à l'envers de l'action à peine accomplie. L’absurde régit, domine. À l’image de la condition humaine qui est de naître afin de mourir, de remplacer les disparus par de nouveaux vivants. Qui, à ce point de vue-là, rend les hommes tous semblables, forme ultime de l’égalité.
Ce pourrait être aussi ce qui nous guette au présent et dans un avenir proche : une humanité soumise à une mondialisation si globale qu’elle transformerait ses membres en individus formatés de façon identique par une société du conditionnement intégral.
Le mythe de Sisyphe n'est pas loin, condamné qu'il était par les dieux grecs à pousser un rocher au sommet d'une montagne et à le remonter chaque fois qu'il retombait. En son temps, Albert Camus avait écrit, après Kuki Shuzo : "Il faut imaginer Sisyphe heureux". Est-il encore possible de le prétendre aujourd'hui?
Les si peu comédiens mais pleinement acteurs et circassiens qui animent ce spectacle conçu par Yoann Bourgeois donnent toute l’énergie et le souplesse de leur corps. Ils varient les allures. Ils se contorsionnent, se plient, se déplient, rampent, roulent, saccadent, cabriolent. Ils bondissent formidablement boostés par des trampolines dissimulés. C’est un défi permanent à la loi de la gravitation universelle. C’est une mise en danger incessante, surtout lors de ces sauts collectifs qui les catapultent sur les marches de l’escalier monumental, qui les envoient marcher à la verticale sur les parois latérales.
C’est de l’acrobatie. Cela finit par s’apparenter à de la chorégraphie. Car le metteur en piste n’est pas tombé dans le piège de numéros successifs de virtuosité pour public de cirque venus applaudir des performances pimentées de risques. Il a dosé les effets, il a varié les interventions. Les a agencées en progression rythmique et gymnastique de manière à maintenir l’intérêt par autre chose que le désir inconscient d’assister à un ratage spectaculaire. Et le décor sonore aux motifs répétitifs ajoutent à la fascination produite par ce ‘Scala’ à l’ambiance de tableaux de René Magritte ou surtout de Paul Delvaux.