Bien sûr, il n’y pas la grandeur du mur du Palais des Papes d’Avignon où le spectacle a, l’été dernier, ouvert à grand fracas le festival, et entamé sa révolution en tournée. Mais la grande Halle de la Villette n’est pas mal non plus pour accueillir le gigantisme créatif et la démesure lyrique de Thomas Jolly, acteur et metteur en scène phare de sa génération de trentenaires. Grand amateur de Shakespeare, celui-ci a remonté la filière de la tragédie jusqu’à exhumer la pièce du dramaturge et philosophe romain Sénèque, du 1er siècle après Jésus-Christ.
Après quelques ajustements de scénographie, le spectacle, dans la nouvelle traduction fidèle tout en en étant moderne de Florence Dupont, conçu comme un opéra-rock resserré en 2h 30 d’affilée sans entracte, traite avec encore plus de percutant du meutre innommable perpétré par le roi d’Argos, Atrée, contre les enfants de son frère Thyeste et du cannibalisme qui suit. Du crime contre l’humanité, du renversement de l’ordre du monde et des dieux que ce double forfait représente. Dans l’environnement moderne de la grande Halle de la Villette, la pièce entre encore plus en résonance avec notre effroi imprescriptible face aux atrocités de la deuxième guerre mondiale, aux menaces de changement climatique et au retour de la barbarie qui pèsent sur notre époque.
De cette transplantation ne pâtit non plus le gigantisme du décor : une statue géante renversée sur le plateau dont n’apparaît que la tête, avec une bouche ouverte dont surgit l’horrible Tantale, l’ancêtre revenu des enfers, premier maillon de la chaine fatale du cannibalisme familial. Et une main qui semble prête à agripper les personnages de la tragédie dans ses serres pour bien marquer que nul n’échappe à l’emprise du monstre.
Curieux mélange d’archaïsme (dans les costumes notamment) et d’ultra-modernité, la production ne lésine pas sur les outils numériques pour les éclairages et les effets laser. Et pour la musique électronique omniprésente, secondée par un quatuor à cordes plus intimiste présent sur scène. Mais cette débauche de high tech n’empêche pas le recours à des solutions inovantes et moins technologiques, comme l’idée de représenter le chœur antique par la très percutante slameuse Émeline Frémont, lancée dans un monologue frénétique ou dialoguant avec le chœur d’enfants de la maîtrise de l’Opéra comique.
Le soleil a disparu !
Avec sa frêle silhouette, sa gestuelle et sa diction déstructurées, Thomas Jolly incarne un Atrée tourmenté, ambivalent, victime aussi bien que bourreau. Il traîne son désespoir de roi dépossédé de son trône et de sa femme par son frère Thyeste et mijote une ruse de vengeance diabolique. Puis il se métamorphose en un être incompréhensible, monstrueux, qui, après les avoir sacrifiés dans les règles de l’art sacré, fait manger à Thyeste ses propres enfants lors d’un funeste festin. Action si horrible que même le soleil ne veut pas la voir, et qui n’est d’ailleurs pas accomplie sur scène mais rapportée par un messager, acmé du spectacle.
Une fois son projet accompli, le roi sombre dans la mélancolie, s'abîme dans le constat que le désir de vengeance est plus excitant que sa réalisation. Le soleil a disparu et le souverain, comme les autres personnages et comme le public, se trouve plongé dans les ténèbres, physiques et symboliques. Sans retour ? La question reste en suspens.