C'est grâce au récit à l'envers de l'écrivaine et dramaturge Colleen Murphy que l'on remonte, et démonte, scène après scène, les étapes et mécanismes psychologiques qui ont mené au bout de deux années, à l'implosion de cette famille ordinaire, une famille québecoise mais une famille comme tant d'autres de par le monde.
A la scénographie simple de Renata Gorka pour figurer l'intérieur sans charme d'une famille modeste, est ajouté en fond de scène, un large mur vitré, une fenêtre translucide susceptible aussi de servir d'écran. Pas de vidéo envahissante, juste ce qui est nécessaire pour rappeler qu'il s'agit de faits réels ayant eu lieu à une certaine époque, dans un lieu bien précis: 6 décembre 1989, Ecole Polytechnique de Montréal.
Là, un homme muni d'une arme obtenue en toute légalité*, un certain Marc Lépine, 25 ans, est entré dans une classe d'étudiants (moyenne d'âge: 20 ans), a séparé les garçons (majoritaires) et les filles, et par misogynie ouvertement déclarée ("je combats le féminisme"), a tué 14 étudiantes, avant de se suicider. Au total: 14 décès donc (plus celui du tueur), et autant de blessés (10 femmes et 4 hommes) en l'espace de 20 minutes. A cela, il faudrait ajouter les 4 suicides qui suivront ce "féminicide"...
Etait présent dans la classe de jeunes futurs ingénieur/e/s: Jean Fournier/Félix Vannoorenberghen - un nom d'emprunt - mais c'est son histoire et celle de sa famille - des histoires vraies - qui sont racontées dans "The December Man"/"L'homme de décembre", grâce à une mise en scène très réussie de Georges Lini dont on connait l'intérêt pour le répertoire nord-américain, québecois en particulier, dont comme ici, il assure la création en français.
"Je les ai laissé mourir"... ou "Comment vivre avec la culpabilité ?"
Jean s'est senti coupable de n'avoir rien pu empêcher, d'avoir cédé à la panique et de s'être enfui, de n'avoir pas été le héros qu'il aurait voulu être, et cela le poursuivra des mois durant jusqu'à ce qu'il mette fin à son déchirement, à son supplice mental. Mais il restera présent pour le public (il s'adressera même à lui lors d'une brève séquence interpellante).
Colleen Murphy, née au Québec, a grandi en Ontario et est anglophone; la traduction-adaptation de Xavier Mailleux respecte le contexte particulier dans lequel les personnages évoluent, notamment celui de la religion encore bien présente dans les couches populaires, en particulier chez la mère de Jean, Catherine/Sophia Leboutte. Le père/Benoît/Luc Van Grunderbeeck, occupe un emploi de subordonné comme Catherine, aide ménagère, mais tous deux essaient tant bien que mal et à leur façon, bourrue pour l'un, fusionnelle pour l'autre, d'aider leur fils unique dans son mal-être.
Le vêtement-symbole ("parka"), conservé comme une relique, ne sera pas parvenu à le protéger du froid interne qui l'envahissait... Loin d'être de fins psychologues, ils ne parviendront pas à empêcher son suicide. Eux-mêmes, à bout de forces, ne verront pas d'autre alternative à leur détresse.
C'est ainsi que la pièce commence - la mort porteuse d'espoir ou d'apaisement pour les parents - un début calme et serein cependant par opposition au final qui fera vivre l'horreur au public par les images réelles de ce qui fut "la tuerie la plus meurtrière de l'histoire du Canada".
De quoi pousser la réflexion sur non seulement le "qu'aurions-nous fait à la place du jeune ado ?" mais également sur les conséquences, souvent discrètes et moins médiatisées, de la violence omnimédiatisée en ce 21ème siècle...