Deux acteurs disent les alexandrins rimés de Molière sur des vélos d’appartement … La surprise n’est pas mince lorsque le rideau de l’Odéon se lève sur « L’École des femmes », pièce rarement jouée de Molière (1662), au potentiel explosif réactivé par Stéphane Braunschweig. Surprise d’autant plus grande que, par contraste avec cette décontraction de salle de gym, la diction des dits acteurs est parfaite, dans le respect le plus scrupuleux des règles classiques (n’y manquent aucune diérèse ni coupure à l’hémistiche). Et la direction des comédiens très fouillée.
Passé l’effet de surprise, on s’acclimate à cette actualisation de la pièce avec les ressources techniques modernes, certes rebattues, de la scène d’aujourd’hui : vidéo projetée de temps à autre sur écran géant en fond de scène, musique inquiétante de série télévisée tombant par intermittence des cintres…
Et l’on se dit que ce n’est pas une mince gageure que de mettre en lumière toute l’actualité de la pièce : une affaire de mâle dominant, de possession masculine qui trouve en elle-même son propre aliment. Follement drôles par leurs ridicules, terriblement tragiques par leurs soubassements psychologiques, les avanies d’Arnolphe, homme mûr qui voulait mettre en cage sa pupille pour mieux la posséder, sont des symptômes qui dépassent largement le cadre et le temps de la pièce.
Affriolante Lolita
Les acteurs ne sont pas pour rien dans cette réussite. A commencer par Claude Duparfait qui joue un Arnolphe tout en contorsions, célibataire endurci, travaillé, ravagé par le désir de possession au double sens du terme : tenir sa « protégée » à sa merci sans craindre le cocufiage - sa bête noire - et entreprendre une relation physique de domination avec elle.
La perversité suinte méchamment dans cette vision du personnage, comme elle affleure dans le comportement de « l’innocente » Agnès, affriolante Lolita, qui apparaît, sur une vidéo, couchée sur son lit, en (très) courte nuisette, caressant son petit chat d’une main et jouant avec d’énormes ciseaux de l’autre. Aussi, lorsque d’un air anodin elle lâche la fameuse réplique « le petit chat est mort » (délicieuse Suzanne Aubert) aperçoit-on soudain derrière cette insipide ingénue une créature autrement intéressante et complexe.
Voilà longtemps qu’Arnolphe a mis sa pupille sous séquestre loin du monde, se l’est « réservée », donnant à ses éducateurs cet objectif qui tient en un vers : « savoir prier Dieu, m’aimer, coudre, et filer ». Et pour seul credo « du côté de la barbe est la toute-puissance », qui résonne d’autant plus sinistrement aujourd’hui.
Son ami Chrysalde (très persuasif Assane Timbo) a beau lui faire valoir que c’est folie d’être à ce point obsédé par la possession, rien n’y fait, Arnolphe tient à sa folie, il la cultive même. Et ce n’est pas sans délectation masochiste qu’il écoute les récits que lui fait le jeune étourdi Horace (ardent Glenn Marausse) des progrès de sa relation clandestine avec Agnès, à son nez et à sa barbe.
De quiproquos en malentendus, la pièce avance sans rien perdre de sa verve comique. Sans non plus affaiblir le désir d’Arnolphe. Au contraire, le frustré fait feu de tous les obstacles pour exacerber son appétit, crevant de caresser cet objet si loin et si proche sans jamais réussir à passer à l’acte. Désir qui le laisse –littéralement – en slip. Et qui fait de lui un personnage malheureux au plus haut degré, penchant finalement plus du côté de Racine plutôt que de celui de Molière.