Critique - Théâtre - Bruxelles
Ce que j’appelle oubli
Les faits, rien que les faits ?
Par Suzane VANINA
Les faits : en 2009, un homme est mort dans un supermarché. Il y était entré un peu par désoeuvrement; il avait soif, il a pris, et bu sur place, une canette de bière. Des vigiles "chargés de la sécurité" l'ont vu, emmené dans un local reculé du magasin et l'ont insulté et tabassé. Ils étaient quatre et leurs coups (cage thoracique enfoncée) ont entraîné sa mort "sans intention de la donner".
Ce qu'ils ont daigné fournir comme explication est qu'il représentait "tout ce qui leur a fait du mal dans la vie". On ne s'empêchera pas de penser à un lynchage, à une exécution pas si gratuite que cela dans un local symbolique: une réserve de marchandises...
Ils ont comparu devant un tribunal et l'opinion publique s'est indignée avant d'oublier... un peu trop rapidement pour Laurent Mauvignier, l'auteur de ce texte rageur, bouleversant, qu'à son tour Vincent Ozanon a fait sien et défendu avec conviction.
Son engagement est total dans une mise en scène dépouillée de Philip Boulay, la lumière de Stéphane Loirat et une évocation sonore discrète de Jean-François Domingues. Il n'a pas de nom, comme le jeune homme massacré à qui il imagine une vraie vie "d'avant" faite de rencontres et d'errance, de petites joies et de mal-être.
"C'est mon frère qu'on assassine..." en sourdine. De Moscou à Tombouctou ne sommes-nous pas des frères et soeurs humain/e/s ?
Ecriture et oralité sont intimement mêlés. Avec la force d'une adresse directe au public, l'acteur-narrateur interpelle le spectateur, ne le lâche plus, le secoue. L'histoire d'un homme devient une fable sur l'état de notre société marchande, de ses dérives sécuritaires, de son désengagement humaniste, de sa violence.
Certes le Procureur qui aura jugé cette affaire, car c'est donc une histoire inspirée de faits réels, dira "qu'un homme ne devrait pas mourir pour si peu", que "on ne tue pas un homme pour une canette de bière"... Il souligne la disproportion entre l'acte criminel et le délit mineur. En cela il simplifie la réflexion, il place l’objectivité des faits en face de la subjectivité des jugements de la Morale généralement admise mais aussi d'une sorte de Fatalité accidentelle.
L'auteur et l'acteur ont désiré aller plus loin. Ils n'expliquent pas, ils interrogent, ils essayent de dire l'incompréhensible. Cette victime qu'ils font revivre fait partie de notre société, de notre famille humaine et ce spectacle lui a donné une voix.