Encore une fois, c'est la parfaite maîtrise d'une technologie pointue qui impressionne, marque de fabrique du concepteur Fabrice Murgia. Mais avant que ne commence le spectacle proprement dit, s'affiche sur le grand écran au milieu du plateau et sur les deux plus petits de chaque côté, l'article 1 du hackeur "Toute information doit être libre. Se méfier des autorités". Le ton est donné.
Ensuite on assiste en avant-scène à une toute simple présentation. Valérie Bauchau incarnant la mère d'un activiste américain, Aaron Swartz, raconte son histoire, avec quelques images à l'appui. Ce jeune hackeur surdoué, avait entrepris une lutte de cybermilitant, de "hacktiviste", pionnier d'un internet libre, l’"open-source", et du partage des savoirs. Son opposition au SOPA ("Stop Online Piracy Act": loi américaine contre le piratage) lui a valu d'être harcelé par le FBI, condamné, poussé au suicide à l'âge de 26 ans.
Suit un très intéressant moment avec un faux dialogue mené par, côté cour un certain Steve Jobs/François Sauveur qui présente le premier Macintosh et côté jardin, Thomas Sankara/El Hadji Abdou Rahmane Ndiaye, leader burkinabé, qui prononce son discours panafricaniste à l’ONU. Nous sommes en 1984... et pas si loin d'Orwell en fin de compte.
Après le dramatique témoignage qui touche, après le parallèle historique, on aborde la deuxième partie, soit quatre autres histoires, des fictions "inspirées de faits réels" scénographiées, technologiquement mises en scène façon Murgia dont on reconnait alors la patte...
Deux actrices, deux acteurs. Deux Européens: Valérie Bauchau et François Sauveur, deux Africains: Fatou Hane et El Hadji Abdou Rahmane Ndiaye, assurent brillamment le rythme très soutenu du spectacle. On reste alors pleinement dans la problématique informatique, avec la relation Nord/Sud symbolisée par un couple brouteur-arnaqueur et sa victime trop sentimentale, la gestion des déchets, le web profond et un personnage de triste solitaire, censé représenter le courant transhumaniste, ce rêve d'immortalité, mais qui est difficilement crédible avec son exhibition d'un robot copie d'E.T. devant contenir toutes ses émotions, tous ses paramètres médicaux, tous ses souvenirs, et se re-créer, re-vivre à sa place éternellement.
Les quatre histoires sont entrelacées - zapping présent en permanence - et mélangent les images projetées des actions "en live" démultipliées en gros plans sur écran géant ou en petites scènes dans des cadres ressemblant à des fenêtres sur l'intime, quand ce ne sont pas des encadrements ultra-lumineux fugitifs... démonstration exacerbée de ce que peut faire la technologie. Chaque comédien/ne ne semble plus très réel; devenu personnage soumis à tous ces procédés "magiques" qui déforment la réalité, il y perd de son humanité. C'est le monde selon les GAFAM*.
Le côté obscur des GAFAM* ou entre admiration béate et désillusion amère...
C'est en Afrique qu'ont surgi l'idée et le projet dans la tête de Fabrice Murgia alors qu'il animait un atelier théâtral à Saly au Sénégal. C'est là qu'il entendit parler d'arnaqueurs sévissant sur le net, ces "brouteurs" qui depuis la Côte d'Ivoire, tondent littéralement leurs moutons crédules de l'autre bout de la Toile.
Il poursuivit alors ses recherches... En Afrique d'abord, devenue l'une des poubelles du monde technologique et au-delà du tourisme sexuel, souffrant de sa fracture numérique. Et nous la voyons sur scène, la poubelle...: elle est faite de carcasses d'écrans, de claviers, d'ordinateurs qui en brûlant, dégagent des fumées nocives pour l'environnement et pour les enfants surtout en train de s'acharner à en extraire les précieux métaux; ce que dénonce cette sorte de pythie/Fatou Hane sur son tas de déchets.
Mais le propos ne concerne pas que l'Afrique et Murgia sera amené à s'intéresser à la figure emblématique d'Aaron Swartz comme à ce courant philosophico-religieux qu'est le transhumanisme.
C'est un thème qui se rapproche de son spectacle sur les dérives sectaires ("Les Enfants de Jehovah" en 2012) sans pour autant assumer entièrement cette fois une mise en question... Fabrice Murgia ne fait que, dit-il, "exposer des points de vue".
Choisir le ridicule seulement pour ce personnage de geek & son E.T. est-il une façon d'évacuer le problème ? Rappelons tout de même les programmes de Google (comme Calico et "Tuer la mort") sponsor du transhumanisne... et du transhumanisme au scientisme on peut glisser vers un programme "Super Power" cher à l'église de scientologie.
Apparait in fine un autre grand sujet actuel: l'Image, omniprésente dans le spectacle comme dans nos sociétés, image de soi (avec les selfies) et images partout présentes dans tous les moyens qu'offrent les procédés numériques !