Un diptyque qui, cela vaut la peine d'être noté, n'en est en réalité pas un : l'habitude de représenter ensemble ces deux œuvres n'est pas le fruit de la volonté de leurs auteurs et tient autant au fait qu'elles ont toutes deux une durée peu commode (environ 70 minutes) qu'à celui qu'elles sont les deux exemples les plus célèbres et typiques du vérisme, mouvement artistique italien de la fin du XIXe siècle situé à mi-chemin du réalisme et du naturalisme français. Le caractère quelque peu artificiel de ce diptyque n'a pas empêché, comme tant d'autres avant lui, Damiano Michieletto de le porter à la scène, après un Elisir d'amore remarqué en 2015 (lire notre critique), et de s'efforcer de justifier la conjonction des deux œuvres sur le plan narratif.
Si elle se révèle parfois un peu poussive, l'idée de créer des liens entre les opéras est en effet plutôt amusante : l'inscription spatio-temporelle identique (un village sicilien assez misérable, figé quelque part dans la seconde moitié du XXe siècle), l'affichage du spectacle à venir de Pagliacci dans les rues du village pendant Cavalleria rusticana, ou encore la mise en scène de personnages de Pagliacci pendant l'intermède musical de Cavalleria rusticana et inversement, voilà autant d'idées-clins d'oeil assez bien senties.
Mais ce qui frappe surtout dans le travail du metteur en scène, c'est la précision et la magnificence des scènes d'ensemble. Les scènes de chœur sont absolument ébouriffantes, réjouissantes et très impressionnantes. Le souci du détail est remarquable : chaque personnage a une gestualité, une intention, une personnalité propre, donnant l'illusion - par l'accumulation, comme dans le pointillisme, de mille petits traits de couleur - d'une vie bouillonnante et réelle sur scène.
Mettre en scène cette illusion, c'est rendre justice au propos principal de Pagliacci - qui s'applique aussi bien à Cavalleria rusticana et au vérisme dans sa globalité : la fiction et la vraie vie se confondent. C'est en cela que la mise en scène de Damiano Michieletto est intelligente : elle saisit l'esprit de ces deux oeuvres, leur réalisme, leur brutalité crue, voire cruelle. Les drames vécus par les personnages prennent les spectateurs aux tripes - d'autant plus qu'ils jouent sur la corde raide de l'émotion saisie sur le fil tranchant de la frontière amincie entre vérité et fiction.
Des lumières et des hommes
La densité émotionnelle du spectacle doit d'ailleurs beaucoup au somptueux travail des lumières. En véritable orfèvre, Alessandro Carletti cisèle les visages, burine les corps, inscrit les émotions au scalpel dans la chair des comédiens. On avait oublié qu'une intensité dramatique pouvait naître d'un simple faisceau lumineux ; ce spectacle nous le rappelle avec force.
Exploitant à fond les possibilités d'un des tics les plus irritants de l'opéra contemporain (les plateaux tournants), Damiano Michieletto donne ici sa pleine valeur dramaturgique à un dispositif permettant de voir simultanément la façade et les coulisses d'un décor de théâtre (c'est tout le propos de la mise en abyme, stupéfiante et justement célèbre, de Pagliacci).
Dans l'ensemble, la distribution est remarquable, homogène et d'une très belle tenue vocale. Soulignons tout de même, dans Cavalleria rusticana, les compositions de Elena Zilio (Mamma Lucia), profondément touchante, et de Dimitri Platanias (Alfio), impressionnant animal blessé et brutal, et dans Pagliacci, la superbe prestation de Carlo Ventre (Canio), à la voix puissante, au sens musical aigu, à l'émotion pleine. Sans que les autres déméritent en rien, ces trois-ci ont réussi, avec une intelligence particulière, à trouver le juste équilibre entre performance vocale et sincérité émotionnelle.
Damiano Michieletto signe ainsi un grand spectacle, abouti et léché, qui, malgré quelques longueurs dans certaines scènes plus faibles, emportera à n'en pas douter le spectateur dans un tourbillon d'émotions. Le tourbillon de la vie.